Horizons Blancs

Cet ouvrage relate le parcours d’un berger et de ses moutons, du Léman jusqu’aux abords des glaciers du massif du Trient.

 

La ferme où servait le berger Gabbud ouvrait ses fenêtres côté lac, face aux Alpes de Savoie.
Vers le milieu du printemps, les montagnes s’enveloppaient encore de blancheur floue sur des stries de grisaille bleutée. Une vapeur ténue montait de la nappe d’eau, brouillait les lignes déjà imprécises de l’horizon et soudait au ciel pâle cette délicate toile de fond.
L’étable de maçonnerie grise, large et basse, bien tapie contre le sol, regardait du même côté par deux grandes baies qui dévoraient presque toute la façade.
Il suffisait de faire glisser les portières sur leurs rails pour voir se précipiter de la bergerie, comme un torrent d’écume blanche, un flot de têtes et de croupes.
Les meneuses commençaient à peine à flairer le gazon fripé des abords du bercail que déjà elles se trouvaient boutées vers le pâturage par le gros de la troupe.

 

Il y avait d’abord un courant de fraîcheur entraîné par le fleuve démesurément enflé et lourd de plénitude. Un bois feuillu lui faisait escorte ; et c’est entre deux haies de peupliers, de saules et de hêtres mêlés que le troupeau chemina dense et serré, d’innombrables croupes supportant une multitude de cous allongés. Cela dura jusqu’au moment où la berge manqua tout à coup d’arbres. L’eau venait en remous légers battre les bateaux d’écorce dans des criques apaisées.
Le troupeau s’en alla lamper à larges traits l’eau limoneuse descendue en grande partie des glaciers valaisans et dont l’un devait être au bout de la transhumance.

 

On se trouva bientôt sur le bisse qui va chercher ses eaux dans le glacier du Trient et qui fait quatre kilomètres de promenade à peine bruissante dans les mayens et les bois. Un chemin étroit borde ce canal à ciel ouvert. Les brebis s’y engagèrent avec une allégresse folle. Les agneaux se « déterraient » des quatre pattes et jetaient parfois le train arrière dans toutes les directions, ce qui était un signe de haute liesse.
Lorsqu’on eut fait un bout de chemin en sous-bois, on découvrit tout à coup le glacier du fond de la vallée. Il était comme une avalanche figée dans sa course et se répandait en boules luisantes comme des croupes d’agneaux tondus.

 

Bien que son instinct de montagnard et la pratique des glaciers le tranquillisât sur la fermeté de la neige, le berger Gabbud sonda néanmoins devant et autour de lui, aussi loin que portait son bâton. Il avança ce qu’il fallait pour loger toute la troupe et prit son temps à scruter l’étendue blanche. Les brebis sentirent qu’il serait inutile de prendre une initiative quelconque, et trompèrent leur attente à flairer ce gravier de neige qui faisait des cristaux comme du gros sel de cuisine.
Le piétinement du troupeau dérangea cette surface unie et produisit un brassage comme il le faisait avec le sable mou le long du Rhône.

 

C’était un vallon d’herbages frais en amphithéâtre au pied des Grands. Les bêtes retrouvèrent leur pâture de plantains et d’armoises et elles se mirent de suite à tondre les tertres.
Gabbud s’affala devant une cahutte de pierres, appuyée à la pente. Sa femme s’assit sur une traverse qui traînait à l’entrée, en attendant de redescendre vers le refuge.
Le berger resterait là pour acclimater les bêtes dans la nouvelle combe et passerait la nuit sous ce tas de cailloux.

 

Gabbud fera le compte des similitudes et des contrastes. Il aura toujours devant les yeux ces croupes tantôt luisantes et claires, tantôt mates et jaunissantes ; compactes comme des remous du fleuve et bondissantes comme des franges de glace ou des ressauts de cascades, ondoyantes comme les seigles blonds, fuyantes comme l’eau du bisse, étirées comme le sentier, étalées comme la route.
C’était là, parmi toutes les images assemblées au gré du hasard, la plus éclatante synthèse de tout ce qui pouvait se réunir pour composer la plus belle symphonie d’horizons blancs que Gabbud ait pu rêver.

 


 

La Grand Barrage

Ce texte radiodiffusé est un hymne à l’épopée de la Grande Dixence.

 

Il y avait une fois une haute vallée des Alpes qui se fermait, vers le fond, d’un éventail de glaciers.
Des lamelles de nacre s’appuyaient à des points rocheux immuables, qui semblaient là depuis le Genèse.
Dans cette solitude, rien ne bougeait, sauf parfois le ciel.
Le silence n’était rompu qu’à la rivure où sourdait une eau verte de gneiss broyé.
Elle déroulait des allées de sable clair et venait butter contre le verrou qui enfermait cette cuvette de pierres.
Puis elle se mit à scier la roche pour aller voir le monde.
Les pâturages, la forêt,
la vallée, la plaine.
À part cette échancrure qui s’enfonçait et cette course qui virait sur les mêmes obstacles, tout restait en place depuis les premiers soulèvements de la terre.
Les masses,
les structures,
et les formes s’étaient immobilisées pour toujours sous une livrée de grisaille.
Rien ne serait venu modifier les volumes et les lignes, ni heurter le silence si le géologue,
le géomètre,
l’ingénieur,
n’en avaient médité un jour le bouleversement.
Ils sont montés en caravane alors qu’on ne s’y attendait pas.
Les bois et les pâturages qui ceinturaient cette haute solitude se sont mis à frémir.
La bartavelle apeurée a glissé sur les cailloux et les touffes d’airelles ;
la marmotte a jeté son cri d’alarme dans les couloirs gazonnés ; l’aigle a prolongé un sifflement autour de son aire.
Les hommes de la caravane ont franchi les frontières de la vie.
Ils ont mesuré, sondé, pesé, analysé tout ce qui est surface, profondeur, volume et corps.
Il faut cette intrusion pour que doublent un jour dans les cités le roulement des trams, la trépidance des gares, la strideur des ateliers.

Mathieu Sierro est arrivé tout neuf l’autre année et il se comporte déjà comme un spécialiste de la pierre et du béton.
Son histoire commence dans une maison de bois de la vallée qui était trop étroite pour lui. « Ah ! Comme il fait beau ce matin ! Regarde, petit frère. C’est là, derrière cette barrière de montagnes, que je vais ! »

Une heure, deux heures, à broyer sous la semelle crissante le gravier du chemin.
Sans un regard pour le balancement des graminées, ni pour l’écorce du mélèze qui fait du canoë dans le ruisseau, ni même pour cette maison de bois où des ombres se penchent encore à la fenêtre.
Rien devant soi que ce grépon qui barre la vallée et qui cèle un monde plein de mystères : Le Grand Barrage !

 

Arc-boutés, Faites
couchés, ronfler
prostrés, les moteurs !
de front, Ici les fleurets
de biais, halètent !
de haut en bas, Que l’eau
de bas en haut, gicle
appuyons, sous les perçoirs
pressons. avec la poudre,
Faisons comme la vapeur
siffler les burins, et le sang
hurler des naseaux
la matière, d’une bête !
souffrir Dépeçons,
la pierre découpons
et gémir les morceaux,
les engins ! du garrot
Donnez là-bas de l’échine
des compresseurs !     et des flancs !

 

Sierro voit des doigts courts et serretés au bout de longs bras aux muscles d’acier saisir des poignées de blocs et les jeter dans le trou béant.
La molaire de métal branle dans sa gencive et broie la pierre.
L’entonnoir métallique est comme une gueule monstrueuse où s’engouffre une pâture inépuisable de roche et d’argile.
Les rochers
du glacier
sont happés,
chargés,
emportés,
déversés,
broyés,
mâchés,
triturés,
pétris
engloutis !
Le monstre de fer
déglutine sans cesse
une rivière de pierres.
La montagne
a des flancs vidés.

 

Roulez, glissez, blondins, sur vos câbles d’acier !
Lancez des trapèzes volants
aux carènes qui vont dansant
comme des étoiles
sur la toile du ciel.
Effleurez d’une pointe le sol
et prenez dans l’air bleu
un envol vertical.
Mêlez, croisez
deux par deux les figures
du ballet de métal.

 

On demande à Aloys Theytaz pourquoi il a écrit Barrage :

« Ce qu’est Barrage ? La vie d’un chantier de haute montagne, bien sûr, où l’homme – être minuscule se mouvant à peine parmi les rocs – finit par élever une muraille énorme, à l’échelle des Pyramides.
Mais c’est aussi le contact de l’indigène – paysan arraché à ses carrés de seigle et de fèves – avec un monde insoupçonné.
L’homme enjambe tout d’un coup des siècles pour se trouver en pleine ère atomique.
Ce monde pourrait lui être hostile ; son labeur nouveau, une servitude. Non. Il s’intègre à son tunnel, à sa mécanique, à son barrage. Il prête à cet univers de matériaux, de bruits discordants, une âme : la sienne.
Barrage a voulu être l’histoire de cette confrontation et de cette fraternité. »

 

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